Sunny

Pendant trois ans on a échangé des amabilités de palier.

Quelquefois elle m’a dépannée, d’un tire-bouchon par-ci, d’un ouvre-boite par là, D’autres fois elle m’a proposé de récupérer de vieux effets, un vase, une BD, un costume d’Halloween élimé.
Le jour où, confinée, j’ai dansé-décompensé en veste à paillettes sur mon balcon, à fond le son, elle s’est penchée souriante au sien et de la main m’a saluée.

Et puis un soir que je l’ai croisée les yeux mouillés, sa boutique fermée, sa vie parisienne à l’arrêt, alors je l’ai invitée.  Elle est arrivée avec ses Vogue et ses tomates cerises et on a aimé papoter, se raconter notre quartier – comme on l’aimait ! Et notre ville – comme elle nous manquait !

Ce soir c’est elle qui m’invitait.

C’est un appartement un peu défraîchi, il porte encore la trace des fêtes et un père Noël sur une pression du doigt vous y danse le twerk.

La cuisine est au fond de la chambre mais elle s’en fiche, parce qu’enfin, qu’est-ce qui compte plus dans la vie que ce qu’on fait dans une cuisine et dans un lit?

C’est la deuxième fois qu’on se voit vraiment et elle m’appelle chérie, elle me sert en vin, en cigarettes, et en anecdotes de folles soirées passées à danser au Baron, au Queen, au Pousse-au-Crime : Prince surgissant pour souffler ses bougies, Cassel période Mesrine l’envisageant sérieusement, Joey Starr lui refusant un baise-main… Elle me raconte la beauté de la nuit et moi je répète « OUI ! Mais OUI !!! ».

Je crois bien qu’elle s’est dit que je serais son amie quand je lui ai avoué que moi aussi, j’aimais partir seule fendre les foules dansantes, à l’époque où cela était encore permis. « Il faudra absolument que je t’emmène ici, et là aussi, quand on sera de nouveau libres, ça te plaira tu verras », rigole Sunny.

Bon, depuis peut-être quatre ans elle a un peu ralenti, cinq heures du matin elle y arrive moins… Mais elle continue à aimer sa vie, elle descend boire une coupe, elle reste là, à regarder les gens, à parler aux gens, et elle se sent heureuse.

Les gens lui manquent. Le contact lui manque. Il y a bien cette appli, elle y a fait des rencontres oui, mais c’est pas pareil que dans la vraie vie.

Elle évoque son grand amour, quinze années folles,  « Mais qu’est-ce que j’ai ri ! ». Il est parti tôt, ses nuits à lui s’écoulent plus paisiblement que les siennes, elle n’est jamais allée lui rendre visite au cimetière Montmartre, elle savait que si elle s’y rendait une fois une seule, plus jamais elle ne pourrait le quitter. Depuis elle combat la solitude et les p’tits amoureux, eh bien, sont généralement de bonne compagnie, hors pandémie. Elle les veut « hommes » : grands, costauds, la voix grave. « Le problème c’est que les autres, je les écrase comme des petits suisses moi ! ».

Elle ne comprend pas cette peur partout, tout le temps, et refuse de porter de masque dans la rue : « Je suis sûre qu’il y a plein de gens ravis de voir le visage d’une belle femme plutôt qu’un bout de tissu ». « Ben oui, je lui dis, j’en fais partie ». Elle voudrait organiser des dîners, mais plus personne n’ose bouger, et se désole de ne plus pouvoir se faire jolie. « Je sors faire mes courses en leggings, c’est une catastrophe », se lamente-t-elle. Elle voudrait revivre, et voir revivre Paris, ses conversations qui se nouent d’une table à l’autre, ses rencontres improbables, sa douce folie. Elle rêve d’inconnu, elle rêve d’imprévu.

Elle a 61 ans Sunny, c’est la deuxième fois qu’on se voit, et je l’aime déjà.

Au chauffeur inconnu

Retour des vacances de la Toussaint. De la gare d’Austerlitz à la place de Clichy Paris n’était que désolation. 

C’était un taxi et non un Uber, alors je ne connaissais pas son nom. Lui non plus ne connaissait pas le mien d’ailleurs, c’est pas mal aussi, la vie sans appli, ça remet un peu de mystère là où il n’y en a plus.  

Quand j’ai embarqué, le taximan qui attendait derrière lui dans la file a applaudi. Avec le narcissisme qui me caractérise (poke Nicolas L-B), je me suis dit qu’il félicitait son collègue et concurrent pour avoir embarqué une charmante jeune femme (si si) à l’air de gitane (je suis toujours chargée comme un baudet quand je rentre de vacances, en réalité je ressemble davantage à une mendiante rom,  mais un peu d’érotomanie du quotidien ne fait de mal à personne, surtout par les temps qui courent). Ces mignonnes félicitations entre coqs roulants eussent été  possibles, mais seulement dans le monde d’avant… 

Or nous étions en octobre 2020, au premier jour du deuxième confinement.

Et puis il m’a expliqué. Qu’en neuf ans à sillonner sa ville c’était la première fois qu’il n’avait fait qu’une seule course de la journée, la mienne, donc. Voilà trois heures qu’il patientait dans cette file, à guetter le client. Son collègue le félicitait d’avoir enfin réussi à faire son métier, ce pour quoi il s’était, ce matin-là, levé. Mon ego s’est pris une pichenette, et mon coeur un uppercut. Voilà ce à quoi avaient conduit les errements néo-libéraux de ceux de là-haut. L’Hôpital qui suffoquait, les gens enfermés, les petits commerces qui crevaient, pendant qu’Amazon et Uber-Eat triomphaient. 

 Il était comme sidéré. 

 On s’est dit que monde semblait être devenu fou. 

On s’est dit que ça allait péter, parce que bientôt il n’y aurait plus de billets pleuvant,  façon feu d’artifice, pour éteindre le brasier. Parce que bientôt de plus en plus de gens allaient avoir faim. Ou froid. Ou les deux. 

 Il m’a fait rire en me racontant les couillons qui, DE NOUVEAU, avaient fait deux heures de queue pour des stocks de papier cul. « Les gens sont cons, mais cons ! », m’a-t-il dit. C’était peut-être ça, le problème ? 

Nous étions arrivés. Il m’a aidé à sortir ma valise du coffre, on s’est regardés, yeux-par-dessus-masque, et on s’est dit : « Bon courage. Prenez soin de vous ». Du fond du cœur. 

Demain les petits commerces ouvrent de nouveau, demain nos laisses prennent 20 km de mou, demain j’espère que mon chauffeur d’une nuit embarquera plein de parisiennes vraiment jolies.