Le soleil tape. J’en peux plus de tourner en rond. Bon sang, sont pas fichus de numéroter leurs rues ces Indiens ?
– Can i help you ?
Mince, ça devait arriver, j’hallucine. C’est la réincarnation de Kâma en personne qui vole à mon secours. Le dieu de l’amour, le plus canon du panthéon indien, me propose de l’aide. Je dois être dans un état de déshydratation avancé. Et au stade 3 de la Near Death Experience, vous savez, quand des êtres de lumière viennent vous souhaiter la bienvenue au pays des poneys multicolores (Big up Baptiste Beaulieu). Oui, je peux en témoigner, le paradis existe. Pour le trouver, il suffit de prendre un aller simple pour Delhi, et de se perdre dans la toile d’araignée géante de Connaught Place
– Are you lost?
Allons bon. Ce n’est pas un rêve. Je dois juste réussir à répondre au plus beau mec de la Terre, assez fort pour que ma voix couvre les battements de mon coeur, qui menace de me lâcher d’un instant à l’autre. Chers Madame et Monsieur Bottée, j’ai l’immense regret de vous annoncer que votre fille Asha est décédée des suites d’un arrêt cardiaque au croisement de Shaheed Bhagat Singh Marg et de Connaught Circus. Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir vous organiser en vue du rapatriement de son enveloppe charnelle sans quoi nous serons dans l’obligation de la faire incinérer à Varanassi et de la jeter dans le Gange, à moitié cramée seulement comme il se doit. Vous remerciant par avance pour votre compréhension je vous prie d’accepter, Madame, Monsieur, l’expression de mes plus sincères condoléances.
– Well, hum, yes i am looking for ICICI Bank, I’ve been searching for a while, I just can’t remember where it is.
– Oh ! Don’t worry, it’s just over there, let me show you.
Ouch. Ces yeux. Bleus ? Verts ? Bleus verts ? Verts bleutés ? Il est Kashmiri, et travaille dans une agence de voyages du coin. Marlon, James, Alain (putain, en France les sex-symbols s’appellent Alain quand même), Brad, Johnny, Matthew et les autres, vous pouvez aller vous rhabiller, le plus beau mec de la Terre est Kashmiri ok ?
Il m’attend à la sortie de la banque, me propose qu’on se revoie, me file son 06 et arrête un rickshaw pour moi.
On dirait que ces trois mois à Delhi vont être encore plus, disons, enrichissants que prévu.
Il faut croire que le pays de mes origines me réussit… Je dois dégager un truc différent, à Paname on ne me drague JAMAIS dans la rue. « Ouaich princesse », « Charmante ! » ou « Z’êtes ravissante», ça oui. Mais de la drague en bonne et due forme, ça non. Je ne sais pas, y’a peut-être écrit « n’essaie même pas, mec » sur mon front.
Bref, là je le tiens, mon bel inconnu, et je n’ai pas l’intention de le lâcher.
Deux jours plus tard, il me raccompagne en rickshaw après notre premier « date », un concert de Qawwali en plein air. Il me regarde intensément. Je suis toute chose. Il me regarde très intensément. Ici ce qui se passe en moi est de toute façon condamné à être censuré par Facebook, donc c’est pas la peine que je vous en parle. Il me regarde vraiment, vraiment très intensément et me saisit la main. La sienne est moite. Y’a un truc bizarre dans l’air, je n’arrive pas à définir quoi mais je vous jure que c’est bizarre.
Et là c’est le drame.
– Please please please, I am begging you, will you have sex with me. Will you ???
– Heuuu…
– PLEAAASE, you MUST understand, it is terrible for us here. We cannot do ANYTHING with ANY girl before marriage. I’m going CRAZY! Please Asha !
Et ainsi de suite.
Je bredouille que je suis désolée, je retire ma main de la sienne, le silence est bien plus assourdissant que le vrombissement du moteur du rickshaw, la magie s’envole, noire désormais, par le pot d’échappement. J’essaie de m’écarter tout doucement mais il garde sa cuisse collée contre la mienne. Et soudain j’ai peur. Peur qu’il me harcèle au téléphone. Peur qu’il vienne m’attendre en bas de chez moi pour me suivre et me pécho dans un buisson poussérieux, un soir où je rentrerai, comme j’en ai l’habitude, à la tombée de la nuit. Peur de toute cette frustration.
Je dois avoir un bon karma : je suis tombée sur un type qui a su garder le contrôle de son désir, de sa frustration, de sa personne, même face à la petite touriste en goguette que j’étais alors. Après un ou deux coups de fil le Kashmiri de Connaught Place n’a plus donné signe de vie. Que se serait-il passé après quelques rendez-vous s’il ne m’avait pas ainsi refroidie ? Seuls les dieux de l’amour et du hasard le savent.
Quant à moi j’ai gardé de cette non-aventure une infinie tristesse pour mon bel inconnu, et pour tous ces jeunes qui en Inde ne peuvent rien faire de leurs cœurs ni de leurs corps en émoi.
———————–
« En Inde, selon nos chiffres, une femme ou fillette est violée ou agressée sexuellement toutes les 2 heures ». Sudha Sundararaman, secrétaire générale de l’ONG « All India Democratic Women’s Association ».