Je les avais trouvées au milieu d’autres figurines à vendre, par un beau dimanche après-midi de brocante. Elles coûtaient 3 euros chacune, autant dire rien au regard de la valeur qu’elles avaient pris à mes yeux dès le premier coup d’oeil; je les achetai donc sans avoir même à y réfléchir et les baptisai sur le champ. Lui s’appellerait Vikesh, elle serait Vidya.
Leurs yeux étaient ourlés de khôl et la guirlande qu’ils tenaient chacun à la main indiquait qu’ils s’apprêtaient à s’unir pour le meilleur et pour le pire. Je leur ai fait une place sur la commode qui me tenait lieu de coiffeuse, entre un miroir et une boite à bijoux.
Ces deux-là portaient sur eux bien plus que quelques centimètres de vêtements traditionnels : l’odeur de l’Inde à la sortie de l’avion, celle de la boite à priser de ma grand-mère, celle du santal dont on me parfumait les poignets quand, petite, j’allais à la mosquée. En les observant je pouvais entendre Nusrat, Mukesh et Lata chanter et mes tantes éclater de rire en VO non sous-titrée devant un chaï fumant.
Deux petites racines posées sur une commode, un morceau d’Inde dans un appartement parisien.
Quelque chose pourtant n’allait pas. J’étais incapable de mettre des mots dessus , mais il y avait en Vikesh et Vidya un je-ne-sais-quoi qui me turlupinait. J’y pensais à chaque fois que je me postais face à eux pour me poudrer le nez, puis je passais à autre chose, mais l’étrange sensation persistait.
Un jour je décidai donc de les détailler millimètre par millimètre pour en avoir le coeur net. Vikesh: son turban rose, son tilak, sa petite moustache, son sherwani et son churidar à broderies dorées, ses babouches… Jusque là tout allait bien. Vidya: ses bracelets aux chevilles, son lehenga choli, ses yeux ornés de khôl et… BAISSES.
Voilà. C’était donc ça. La tête inclinée, le regard baissé. Devant mes yeux ont alors défilé toutes les mariées en sari rouge et or que j’avais maintes et maintes fois admirées, traversant avec une lenteur toute étudiée la salle réservée aux femmes, une demoiselle d’honneur à leur côté. L’humilité et la modestie bien sur, vertus cardinales au pays de Gandhi. Mais Vikesh, étrangement, n’avait pas les yeux aussi baissés que ceux de Vidya et gardait la tête bien droite. Pourquoi? C’était comme ça. C’était comme ça depuis toujours et partout dans le monde les petites filles indiennes continuaient à regarder avec des étoiles plein les yeux des femmes aux tenues scintillantes, aux mains recouvertes de henné et aux yeux baissés. Ce jour-là j’ai compris pourquoi il m’était si difficile de relever les yeux et la tête, de redresser les épaules.
Que faire? J’ai hésité à bruler mes deux poupées dans le plus pur style vaudou-hausmannien, mais je n’ai pu m’y résigner. Trop peur de jeter le bébé avec l’eau du bain, de voir ma grand-mère, Lata et mes tantes partir en fumée avec les cendres de Vidya. Mes figurines ont finalement déménagé et trônent sur ma cheminée.
Je crois qu’il faut que je continue à les regarder, mais bien en face désormais.